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Lettre à Fleur Pellerin du PS

jeudi 26 avril 2012, par Bernard Lang, François Elie

Madame,

Nous avons pris connaissance de votre appel à contributions sur le site de Rue89.
http://www.rue89.com/rue89-eco/2011/11/24/2012-appel-contributions-pour-la-politique-numerique-de-hollande-226856

Nous nous exprimons au nom de trois associations, l’ADULLACT, l’AFUL et la FFII France, dont l’objet est en particulier de promouvoir le libre accès aux ressources numériques (logiciels, données, culture, éducation) dans le respect du droit des auteurs, comme de celui des libertés individuelles et collectives. Nous nous inquiétons des blocages qui gaspillent l’argent public, limitent l’efficacité de la révolution numérique, et affectent notre compétitivité en retardant la mise en œuvre d’adaptations inéluctables.

Entre autres actions, nous représentons ces associations et ces objectifs depuis 2007 au sein du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), créé en 2001 par le gouvernement de Lionel Jospin, où nous avons été nommés au titres des œuvres ouvertes et des logiciels libres.

Ce message ne concerne que cette partie de nos activités. Sans tenter ici une analyse plus exhaustive, nous abordons quelques questions qui nous semblent importantes.

Notre analyse

C’est un lieu commun de dire qu’on ne saurait "aborder le XXIe siècle avec les outils et les méthodes du XIXe siècle". C’est particulièrement vrai, bien sûr, de tout ce qui est transformé structurellement par le numérique, en particulier la culture et tout ce qui est numérisable : données, logiciels, connaissance.

On entend parler tous les jours du mythe de la gratuité, par des gens qui veulent exhiber leur sérieux. Il n’y a pas de mythe : la gratuité est réelle dans le monde numérique. La distribution des objets numériques est possible à coût marginal nul. C’est la fixation des prix qui est, nécessairement, artificielle et arbitraire.

Plus précisément, le travail du créateur doit être rémunéré, mais il n’y a rien au-delà : aucun coût unitaire, aucune activité de re-production comme ce fut le cas pour fabriquer et distribuer les exemplaires des livres ou disques du monde matériel. De fait, certains créateurs s’autoproduisent déjà sur l’Internet.

La tradition de la propriété intellectuelle, sur plusieurs siècles, dans le monde des choses, consiste à taxer le coût unitaire pour rémunérer le créateur. Cela ne perturbe pas fondamentalement les modèles économiques, car les coûts unitaires existent de toute façon : il faut bien re-produire et distribuer les objets qui matérialisent les créations intellectuelles.

Dans le monde numérique qui est sans coût unitaire des copies, une économie d’abondance est possible. Il n’y a pas de limite naturelle à l’usage des créations et toute limite artificielle en réduit l’utilité sociale et crée de la rareté artificielle.

Si la connaissance et les idées ont toujours été de libre parcours, c’est tout simplement parce que la société avait fort bien compris que d’une part elles étaient difficiles à enclore et que d’autre part la société n’avait nul intérêt à ce qu’elles fussent encloses. Le combat des Lumières, il faut le rappeler, fut de défendre le bénéfice social et politique de la diffusion libre des idées. Il en va de même, et c’est le même combat aujourd’hui, pour toutes les créations numérisables. Mais on ne peut passer brutalement de l’économie matérielle à l’économie numérique, et les remises en causes sont très difficiles à gérer, surtout pour les activités de production (au sens industriel du terme) qui n’ont plus rien à re-produire.

La principale difficulté est le point de départ de la chaîne de la connaissance et de la culture : comment susciter et encourager la création et rémunérer les créateurs dans un univers où les créations numérisées seraient accessibles gratuitement à tous ? Avec quelles ressources ? Sur quelles bases de répartition ? Par quels mécanismes ?

Nous n’avons pas la prétention d’apporter une réponse toute faite à cette question. Ce que nous voulons est simplement d’éviter de renforcer, sans utilité aucune, des a priori datant du XIXe siècle, voire du XVIIIe siècle, dans un contexte économique et culturel qui est totalement différent, et face à des objets non platoniciens, pour lesquels la copie est identique à l’original. Nous ne cherchons pas à remettre en cause le droit exclusif des créateurs sur leur création, mais nous contestons le bien fondé de toute nouvelle règle qui imposerait de payer pour accéder à des ressources culturelles ou éducatives par principe, alors même qu’aucun créateur ou aucun ayant droit ne les revendique comme sienne et que la qualité à agir pour interdire l’exploitation d’une œuvre est un droit exclusif de son auteur. Cette exclusivité est essentielle car elle participe du monopole des auteurs, de leur droit moral sur leur œuvre et de la liberté d’expression et de communication.

Nous ne prônons pas la révolution, mais nous souhaitons que l’argent public serve le plus utilement possible à favoriser les évolutions constructives et non le creusement de tranchées conservatrices.

D’où les quelques pistes et propositions qui suivent.

Propositions

1. Il faut cesser de vouloir traiter juridiquement et économiquement la production culturelle numérique comme si elle n’était qu’une extension de ce qui se faisait matériellement dans les siècles précédents. Il y a un changement de nature :

  • les créations sont non rivales, avec un coût marginal nul : une économie d’abondance est donc possible. La création d’une rareté artificielle n’y a probablement aucune utilité sociale.
  • le changement des structures de coût entraîne nécessairement un changement de l’organisation de la production.
  • les coûts de transaction deviennent prédominants, prohibitifs, et il faut trouver des solutions numériques pour les réduire.

2. Il faut numériser l’information sur les œuvres et les droits dans une grande base de données publique, qui simplifiera les transactions, réduira considérablement leur coût et les rendra transparentes. C’est l’un des objectifs du projet européen ARROW sur lequel il faut s’appuyer. Mais peut-être faudrait-il l’appuyer en en faisant aussi un objectif national sur lequel se grefferaient nos évolutions nationales concernant la création et le droit d’auteur (voir aussi les points 5 et 6 sur la participation du public).

3. Cela résoudra en particulier le problème de l’identification des œuvres orphelines (près de 50% du patrimoine écrit du XXe siècle) et leur exploitation par les bibliothèques au bénéfice des universitaires et du public, comme le recommande une récente proposition de directive européenne. Il est absurde de vouloir en limiter l’accès par le public, notamment en exigeant un paiement alors qu’il n’y a aucun ayant droit pour en bénéficier.

4. De façon générale, limiter la diffusion des œuvres pour assurer des rentrées financières est une survivance du monde matériel. Elle se justifie pour rémunérer un créateur, faute de solutions nouvelles pour le faire. Elle est absurde quand les sommes récupérées sont une ressource commune sans destination naturelle et ne seraient donc qu’une taxe arbitraire sur la consommation culturelle. Quel que soit son montant, une taxe sur une ressource naturellement gratuite a toujours un taux infini. Il n’est raisonnable de taxer que ce qui répond à une logique financière ou économique.

5. La numérisation des œuvres ne doit pas s’appuyer uniquement sur des solutions institutionnelles coûteuses. Des associations y travaillent bénévolement depuis 15 à 20 ans, et quelques moyens supplémentaires leur permettraient sans doute de contribuer efficacement : avec des machines à numériser relativement bon marché et la diffusion de logiciels de reconnaissance (OCR). Nous croyons depuis fort longtemps à l’importance culturelle de cette numérisation, et certains d’entre nous y participent. Mais nous ne sommes pas convaincus qu’il soit très rationnel de faire participer le grand emprunt pour les investissements d’avenir à cet effort de numérisation sans avoir démontré que cela est créateur d’emplois ou de croissance. C’est cependant ce qui est actuellement prévu par un accord secret auquel s’adosse la proposition de loi concernant les œuvres indisponibles du XXe siècle.

6. De façon plus générale, l’internet est une occasion de faire participer le public à la documentation et à la préservation du patrimoine. Il faut favoriser cette implication citoyenne dans la gestion de nos richesses culturelles.

7. La disparition de la chaîne de librairies Borders aux États-Unis doit être un avertissement. Nos librairies sont condamnées à terme si on ne prévoit pas une diversification de leurs activités leur permettant de survivre au tsunami numérique. On ne vend pas de livres numériques en magasin. Il ne s’agit pas simplement de préserver une structure économique surannée (ce qui est un peu le cas), mais de faire persister au cœur de nos villes un acteur économique de terrain qui participe à la diffusion culturelle.

8. De même, pour préserver un présence culturelle et institutionnelle de terrain, il importe de renforcer le rôle des bibliothèques et centres de documentation, plutôt que de les considérer comme l’enfant maudit de la culture, comme le concurrent illégitime des éditeurs dont le rôle utile se réduit pour ne plus guère se distinguer, sinon par leur capacité de lobbying dans une idéologie du privé contre le public.

9. Par le passage au numérique, l’édition sera à terme plus une industrie de service qu’une industrie d’investissement. Mais une industrie de service pour assister les auteurs et créateurs et non, comme ils prétendent à l’être, une industrie fournissant au public un service d’accès à la culture – c’est-à-dire une industrie de péage.
Les structures de coût et de distribution n’impliqueront plus l’intégration verticale de la production des livres. Cela doit être pris en compte dans la politique du livre qui, actuellement, favorise outrageusement le conservatisme des éditeurs au détriment des autres acteurs. La "proposition de loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle" en est témoin., qui vise à donner aux éditeurs des droits numériques au-delà des stipulations des contrats d’édition, sans réel bénéfice, ni pour les auteurs, ni pour le public, ni pour le contribuable. (Ce jugement rapide demande des développements que nous tenons à votre disposition). Nous devons cependant reconnaître l’évolution très positive apportée en première lecture par les sénateurs, en ce qui concerne l’accessibilité publique aux œuvres orphelines, en regrettant que le texte nous semble encore présenter un certain déséquilibre favorisant les éditeurs par rapport aux auteurs. Par ailleurs notre inquiétude reste vive en ce qui concerne le passage de ce texte à l’Assemblée Nationale.
On peut aussi s’inquiéter de ce que la volonté de préserver notre édition traditionnelle nous empêche d’explorer les nouvelles filières et les nouveaux modes de création pour nous y imposer et créer des emplois et un savoir faire qui soient mieux adaptés et plus pérennes. Plutôt que de voir les nouveaux acteurs, notamment ceux de la création coopérative et de l’accès ouvert, comme des concurrents, il faudrait les considérer comme des précurseurs d’une évolution inévitable,et s’appuyer sur leur compréhension et leur savoir-faire pour défricher les filières nouvelles.

10. La création libre et collaborative a déjà fait la preuve de ses capacités : Wikipédia en est sans doute le plus bel exemple. Dans le monde scolaire, des acteurs comme Sesamath.net ou lelivrescolaire.fr montrent que l’on peut grandement réduire les coûts des livres scolaires pour les collectivités territoriales et donner à tous un accès numérique gratuit aux ressources éducatives. Il faut, au sein même de l’Institution, encourager largement ce mouvement qui participe aussi au rayonnement de la francophonie à l’étranger. Il n’est dans l’intérêt de personne, pas même à long terme dans celui de nos industries culturelles, que l’État continue à maintenir l’école dans un rôle de client captif de l’édition scolaire commerciale, qu’elle soit imprimée ou numérique.

11. Enfin, sans léser les créateurs, il importe de revenir sur des interprétations des accords internationaux, qui n’apportent aucun bénéfices aux auteurs. Ces vieilles pratiques multiplient les coûts de transaction sans bénéfice pour personne, sinon pour ceux qui trouvent intérêt dans l’opacité du système pour maintenir leur domination, au détriment des créateurs et du public. Nous pensons en particulier aux clauses de non-formalité de la Convention de Berne, qui sont déjà interprétées a minima par les États-Unis et qui sont même remises en cause par les éditeurs français, mais seulement quand c’est dans leur intérêt.
À l’heure de l’Internet et des bases de données, on peut peut-être rediscuter ouvertement d’une interprétation raisonnable de ces clauses introduites au XIXe siècle pour un monde de calèches. Et les instruments internationaux n’interdisent pas d’avoir cette discussion au niveau national ni de trouver des réponses nationales.

Pour conclure
Il est surprenant que les études, missions, groupes de travail et discussions concernant le numérique n’aperçoivent pas le changement de paradigme, la transition de phase qui est en jeu et qui permet de produire des biens libres numériques au moment où, dans le monde des choses, les biens libres dont parlait l’économiste Jean-Baptiste Say ne le sont plus : les ressources naturelles nous sont comptées. Devons-nous pour autant produire artificiellement de la rareté dans le monde numérique ? Jean-Baptiste Say nous disait également que « l’utilité [des] choses est le premier fondement de leur valeur ». La rareté artificielle ne peut que réduire globalement l’utilité de nos créations, dès lors que leur reproduction ne coûte rien.

Il est peu acceptable que les mêmes études, missions, groupes de travail et discussions concernant l’avenir de la culture numérique ignorent quasi systématiquement le public, les bibliothèques et les nouveaux acteurs et créateurs pour ne se préoccuper que de sauvegarder les situations acquises et encourager tous les conservatismes.

Nous sommes convaincus qu’il importe de mener une réflexion honnête et rationnelle sur l’évolution des industries culturelles, sans se voiler la face devant les changements inéluctables et en évitant les combats d’arrière-garde menés par tous ceux qui souhaitent, en vain, que rien ne change.

Nous avons toujours défendu le droit d’auteur, dans l’intérêt des auteurs. S’il doit devenir un dogme économique sur un prétendu coût des œuvres sans relation avec le travail des auteurs eux-mêmes, destiné à maintenir un contrôle économique pour des intermédiaires dont l’utilité devient discutable dans un nombre croissant de secteurs (la littérature universitaire en est un excellent exemple), le droit d’auteur se déconsidérera totalement aux yeux du public, et les auteurs en seront les premières victimes.

Pour reprendre les propos de la Commissaire Neelie Kroes, il faut faire évoluer « ce système qui a fini par donner aux intermédiaires un rôle plus important qu’aux artistes ».

Le gouvernement de Lionel Jospin a su encourager le logiciel libre et mettre la France en pointe dans ce secteur qui joue un rôle économique croissant, en particulier dans nos administrations où l’effet de masse amplifie son utilité. C’est à la fois une source d’emplois, d’économie et de souveraineté, que nos associations continuent à promouvoir.

Nous souhaitons que la candidature de François Hollande s’inscrive dans cette continuité.

Cependant, la transition numérique se poursuit et concerne maintenant pleinement les contenus, les données, les savoir et la culture. Nous souhaitons donc que la candidature de François Hollande s’inscrive également dans une politique d’accès libre aux données publiques, à l’enseignement et au savoir quand ils sont numérisables, et bien entendu à la culture, dans le respect des droits des auteurs, mais aussi dans l’encouragement aux nouveaux modes de création ouverte et collaborative que permettent la numérisation et l’Internet.

Nous sommes bien entendu à votre disposition, comme à celle de votre équipe, pour éclaircir ces questions et contribuer plus concrètement dans les directions que nous indiquons. Nous serions également heureux d’une réaction de votre part.

Très cordialement

Bernard Lang,
Membre titulaire du CSPLA,
bernard.lang_AT_aful.org,
tél. +33 6 62 06 16 93

François Élie,
Membre suppléant du CSPLA,
francois_AT_elie.org,
tél. +33 6 22 73 34 96

Pour l’ADULLACT, l’AFUL et la FFII France

Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales – http://adullact.org

Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres – http://aful.org

Chapitre français de l’Association pour une infrastructure informationnelle libre ( FFII ) – http://ffii.fr

Quelques références
Sur notre vision du droit d’auteur dans le monde numérique :

http://www.datcha.net/ecrits/liste/orphan-bnf/patrimoral-101129.pdf

Sur la proposition de loi relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle, documents écrits avant la première lecture au Sénat :

http://aful.org/sections/communiques/le-senat-propose-de-legaliser-le-piratage-du-patrimoine

http://www.datcha.net/ecrits/liste/indisporphelines/retour-sur-les-indisporphelines.pdf