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Les brevets logiciels en Europe une courte introduction
lundi 11 avril 2005, par ,
Apprenez en 20 minutes les tenants et aboutissants de la bataille en cours à Bruxelles sur les brevets logiciels. L’essentiel du débat réside dans quelques points très simples. Lorsque vous en aurez pris connaissance, vous serez à même d’écrire des articles bien informés sur un drame politique aux vastes conséquences.
Pourquoi tant de tapage autour des brevets logiciels ?
Un brevet est un droit pour avoir un monopole sur une invention. Un inventeur potentiel indique la portée des activités desquelles il veut exclure ses confrères (les revendications) et la soumet à l’Office des brevets, qui évalue si ces revendications dépeignent une invention au sens de la loi et si l’invention est correctement révélée et applicable industriellement (examen formel). Certains offices des brevets examineront par ailleurs si l’invention est nouvelle et non-évidente (examen substantiel). Si l’application passe avec succès ces examens, l’Office des brevets accorde au demandeur le droit exclusif de produire et commercialiser son invention pendant une période de 20 ans.
La programmation est comparable à l’écriture de symphonies. Quand un programmeur écrit un logiciel, il combine des milliers d’idées (des algorithmes ou des règles de calcul) qui constituent une œuvre sous droits d’auteur. Généralement, certaines des idées dans l’œuvre du programmeur seront nouvelles et non-évidentes selon les normes (intrinsèquement de bas niveau) du système de brevets. Lorsqu’un bon nombre de ces nouvelles idées est breveté, il devient impossible d’écrire un logiciel sans enfreindre des brevets. Les auteurs de logiciel sont de ce fait privés des avantages conférés par leurs droits d’auteur ; ils vivent sous la menace permanente d’un chantage de la part des détenteurs de larges portefeuilles de brevets. En conséquence, moins de logiciels sont écrits et peu de nouvelles idées apparaissent.
Les programmes d’ordinateurs du point de vue du Système de brevets
En Europe, ce qui est brevetable et ce qui ne l’est pas est d’ores et déjà défini par la Convention sur le brevet européen de 1973. Dans son article 52, la Convention stipule que les méthodes mathématiques, les méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles ou dans le domaine des activités économiques, les programmes d’ordinateurs, les présentations d’informations, etc. ne sont pas des inventions au sens du droit des brevets. Il y a une raison logique à cela : dans la tradition du droit, les brevets ont toujours porté sur des applications concrètes des sciences naturelles (inventions techniques), tandis que les brevets logiciels couvrent des idées abstraites. Lorsque les brevets s’appliquent au logiciel, le résultat est tel qu’au lieu de breveter un piège à rats spécifique, vous brevetez tous les « moyens d’attraper des mammifères » (ou, pour un exemple concret, tout moyen d’attraper des données dans un environnement d’émulation).
En 1986, l’Office européen des brevets (OEB) a commencé à accorder des brevets portant sur des programmes d’ordinateur, mais présentés comme des revendications de procédés, typiquement formulés de la manière suivante :
1. procédé [utilisant un équipement informatique générique], caractérisé par...
Les brevets accordés ainsi étaient considérés comme hypothétiques, car les programmes en tant que tels, lorsqu’ils sont distribués sur un support magnétique ou via Internet, ne forment pas de procédé et ne sont donc pas considérés comme des inventions. Pour résoudre cette ambiguïté, l’Office européen des brevets a fait le dernier pas vers la brevetabilité du logiciel pur en 1998 en accordant des revendications de programmes, i.e. des revendications formulées comme ceci :
2. un programme d’ordinateur, caractérisé par [le fait qu’au moyen de ce programme, le procédé selon la revendication 1 puisse être exécuté].
2000 : tentative avortée d’amender l’article 52 de la CBE
Avant de franchir cette étape fondamentale, l’OEB s’était assuré en 1997 que ses plans visant à récrire le droit recevaient l’approbation des acteurs clés du système européen des brevets, que nous nommerons dans cet article « l’establishment européen des brevets » :
- les administrateurs des offices des brevets des États membres, siégeant au Conseil d’administration de l’OEB ;
- les avocats en brevets de grandes entreprises, siégeant au « Comité consultatif permanent de l’Office européen des brevets » (SACEPO en anglais) ;
- les administrateurs des brevets de la Commission européenne, au sein de l’Unité de la Propriété industrielle à la Direction générale pour le Marché intérieur, à l’époque dirigée par le Commissaire Mario Monti.
Pendant ce temps, l’OEB a accordé plus de 30 000 brevets logiciels purs, en anticipation d’une nouvelle législation ; et ce nombre s’est récemment accru à un taux de 3 000 par an.
La plupart de ces brevets sont étendus, triviaux et peu différents du genre de brevets autorisés par les Offices des USA ou du Japon. En fait, ces trois offices de brevets ont fondé en mai 2000 un « Standard trilatéral » commun pour accorder de tels brevets, désignés par le nouveau terme « inventions mises en œuvre par ordinateurs ». Ensuite, afin d’adoucir les critiques s’intensifiant en Europe, le lobby des brevets a commencé à mettre l’accent sur les différences dans le traitement des « méthodes mises en œuvre par ordinateur ». Cependant, même ces différences sont insignifiantes.
En août 2000, l’Organisation européenne des brevets, i.e. l’organisation intergouvernementale qui dirige l’Office européen des brevets, a essayé de supprimer toutes les exceptions énumérées à l’article 52 de la Convention sur le brevet européen. Mais cette tentative a échoué, suite à une résistance publique qui n’était apparemment pas prévue.
2003 : tentative vaine de tromper le Parlement
En 2002, la Direction du Marché intérieur de la Commission européenne (dirigée par le successeur de Monti, Frits Bolkestein) a soumis la proposition de directive 2002/0047 sur « la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur ». Les objectifs annoncés de cette directive étaient l’harmonisation des lois des États membres et la clarification de quelques détails dans le but d’empêcher les excès de l’OEB. Cependant, en y regardant de plus près, il est devenu clair que la proposition de la Commission était conçue pour codifier la brevetabilité illimitée pratiquée par l’OEB, à une exception près : elle n’autorisait pas les revendications de programmes.
Le 24 septembre 2003, le Parlement européen tout entier (en séance plénière) a voté pour incorporer un ensemble d’amendements à la directive permettant d’accomplir les objectifs que l’on avait proclamé vouloir atteindre : clarifier et réaffirmer la non brevetabilité des programmes d’ordinateur et des méthodes affaires et confirmer la liberté de publication et d’interopérabilité. Cet ensemble d’amendements s’appuyait sur toute une année de travail aux commissions parlementaires à la Culture et à l’Industrie. Cependant, la directive relevait de la compétence de la commission à la Justice (JURI), contrôlée par des eurodéputés ayant d’étroites affinités avec l’establishment des brevets. La commission JURI a ignoré les propositions des autres commissions et a proposé un ensemble de fausses limites à la brevetabilité, dans une tentative visant à tromper l’assemblée plénière. Un raz-de-marée de l’opinion publique, impliquant des centaines de milliers de professionnels et de scientifiques du secteur informatique, en grande partie coordonné par la FFII, a contribué à renforcer la résolution du Parlement à voter pour de réelles limites à la brevetabilité.
2004 : le Conseil sous le contrôle chancelant de l’establishment des brevets
Selon la procédure de Codécision en vigueur dans l’Union européenne, la proposition amendée fut ensuite examinée par le Conseil des ministres. Au sein du Conseil, le « Groupe de travail sur la Propriété intellectuelle (Brevets) » en a la responsabilité. Ce groupe se compose exactement des mêmes membres que le Conseil d’administration de l’Office européen des brevets : des administrateurs de brevets des gouvernements nationaux.
Après plusieurs mois de négociations secrètes, le « Groupe de travail » a produit un document de compromis qui éliminait les amendements du Parlement qui instauraient des limites à la brevetabilité, réintroduisait la proposition initiale de la Commission mais en y ajoutant l’acceptation de revendications de programmes (article 5(2)), interdisait toute exception d’interopérabilité dans le droits des brevets (considérant 17) et réinsérait les fausses limites de la commission JURI (article 4bis). Ce qui a donné la proposition la plus extrémiste jusqu’alors, laissant le moins de chances de compromis. L’accès à ce document a été refusé jusqu’à la toute dernière minute « en raison de la nature sensible des négociations et de l’absence d’intérêt public supérieur. »
Le 18 mai 2004, le Conseil a approuvé le texte du Groupe de travail par une courte majorité, en dépit des déclarations d’intentions d’un certain nombre de pays, prêts à suivre l’Allemagne en promettant de voter contre le texte. Dans cette session, l’Allemagne a prétendu se satisfaire d’un amendement dénué de sens ; les Pays-Bas ont soutenu le document tout en admettant qu’il pourrait être problématique ; et le Commissaire Frits Bolkestein a inséré un amendement à l’article 4 qui, a-t-il déclaré, rendait clairement le logiciel non brevetable. Mais la formulation de cet amendement ne faisait en fait que réaffirmer une terminologie trompeuse, alors que Bolkestein a oublié de mentionner que l’article 5 (2), en autorisant les revendications de programmes, affirmait exactement l’inverse et sans ambiguïté possible. À la conférence de presse qui a suivi le vote du Conseil, Bolkestein n’a pas réussi à donner un seul exemple de logiciel qui n e serait pas brevetable si l’on se conformait la proposition. Le vote du Conseil était également frappant par la manière avec laquelle la présidence irlandaise a ardemment poussé le Danemark à donner ses voix, grâce auxquelles la courte majorité a été atteinte.
La Pologne et les Pays-Bas ne soutiennent pas le projet de directive
Comme tout autre accord intergouvernemental, les décisions de Conseil doivent être ratifiées lors d’une seconde étape. Dans le vocabulaire du Conseil, « l’accord politique » du 18 mai 2004 devait être « adopté » pour devenir une « position commune » du Conseil. La date pour que ceci soit accompli est vite devenue incertaine. Peu après la session du Conseil, le gouvernement polonais a expliqué que la Pologne ne soutenait pas la proposition. Le parlement néerlandais a voté une motion discréditant son gouvernement, qui affirmait que ce dernier avait désinformé le parlement et demandait au gouvernement de retirer son soutien au texte du Conseil. De même, en Allemagne, tous les partis du parlement on voté une motion critiquant le texte du Conseil et demandant des modifications « dans l’esprit de la première lecture du Parlement européen ».
En novembre 2004, le règlement du Conseil a changé avec l’entrée en vigueur du Traité de Nice et les pondérations pour la majorité qualifiées ont évolué. La Pologne a réaffirmé son opposition au texte du Conseil, ce qui entraînait que le texte ne bénéficiait plus de majorité qualifiée des États membres. Pourtant, la présidence néerlandaise du Conseil a insisté pour qu’il soit adopté malgré tout, sans recompte des voix, arguant qu’historiquement, les accords politiques étaient toujours adoptés et que si ce n’était pas le cas cette fois-ci, cela créerait un précédent indésirable.
Le 21 décembre 2004, la présidence néerlandaise a mis à l’ordre du jour l’accord politique périmé afin qu’il soit adopté sans vote lors d’un Conseil sur l’Agriculture et la Pêche. L’apparition surprise du ministre polonais de la science et de l’informatisation a empêché cette adoption. Une tentative similaire au début du mois de février 2005 par la présidence luxembourgeoise a également été retardée à la demande de la Pologne. Cependant, le gouvernement polonais n’a pas réussi a demandé officiellement un recompte des votes — reclassement en « point B ». Au lieu de ça, les Polonais ont voté une déclaration unilatérale ferme contre le texte du Conseil et supporté une demande du Parlement européen de redémarrer la procédure. Normalement, la Commission européenne est supposée se conformer à de telles requêtes en présentant au Parlement une nouvelle proposition de directive. Cependant, la Commission a cette fois-ci refusé sans donner d’explication.
Quelques jours plus tard, à la réunion du Conseil du 7 mars 2005, la présidence luxembourgeoise a déclaré que l’accord politique était adopté, en dépit de demandes de renégociations que la Présidence a avoué avoir reçues du Danemark, de la Pologne et du Portugal. Normalement, selon le propre règlement intérieur du Conseil, de telles requêtes conduisent à des discussions (reclassement d’un « point A » en « point B ». La manière dont le Conseil s’est arrangé pour adopter l’accord reste encore à éclaircir. L’explication la plus probable est que le ministre danois, Bendt Bentsen, n’a pas vraiment demander de renégociation mais a jouer un rôle selon le script élaboré la veille avec la Présidence luxembourgeoise. Cette comédie était nécessaire car le ministre danois était contraint par des instructions de son parlement de demander une renégociation. Le ministre néerlandais, Laurens Jan Brinkhorst, était également forcé par son parlement de soutenir toute demande de renégociation. Lorsque Brinkhorst est intervenu lors de la « session publique » du Conseil, on a éteint les micros. Nous ne savons donc pas ce qu’il a dit.
2005 : directive rejetée en seconde lecture au Parlement européen
Début avril 2005, le Parlement européen a décidé de mener une seconde lecture sur la base de la « position peu commune » du Conseil, puisque c’est ainsi que désormais on la désigne familièrement. Des eurodéputés de tous les bords de l’échiquier politique ont déposé des amendements ayant pour effet principal de laisser la porte ouverte aux tribunaux qui souhaitent empêcher les pires catastrophes d’arriver. Néanmoins, s’ils avaient été acceptés, cela aurait été considéré comme une victoire étant donné l’énorme pression insistant pour donner un blanc seing à une brevetabilité illimitée. Les partisans des brevets logiciels au Parlement européen, craignant cette issue, ont préféré rassembler une majorité d’eurodéputés qui voteraient un rejet de la « position peu commune » du Conseil, avant même qu’un quelconque amendement ne soit voté. Finalement, le 6 juillet 2005, le Parlement européen a donc décidé à la quasi unanimité de rejeter la directive « brevets logiciels ». Ce rejet a été perçu comme un « non » clair à de mauvaises propositions de directive ainsi qu’aux procédures douteuses qui ont entaché le parcours législatif.
Les brevets logiciels sont donc toujours exclus du droit des brevets en Europe. Cependant, l’Office européen des brevets continue d’en accorder. Et ce dernier n’a pas renoncé à légitimer la brevetabilité du logiciel, via une réforme du système des litiges concernant les brevets (EPLA)...
Voir en ligne : Article original en anglais