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Qu’est-ce que le logiciel a de si spécial ?

samedi 14 mai 2005, par Gérald Sédrati-Dinet (gibus)

Tant la nature économique qu’épistémologique du logiciel soulèvent des questions qui lui sont propres et qui rendent les brevets logiciels tout à fait inappropriés.

La nature économique du logiciel comprend des caractéristiques qui n’existent dans aucune des industries traditionnelles :

  1. Le logiciel est de la pure information : il peut être publié sur Internet avec des coûts de distribution marginaux nuls.
  2. Un logiciel développé par un seul programmeur (par ex. le noyau du système d’exploitation Linux, le navigateur web Konqueror) ou un groupe d’amis (par ex. le serveur web, le format de compression de musique Ogg Vorbis) peut concurrencer un logiciel équivalent développé par des entreprises multinationales comme Microsoft, Thomson Multimédia ou Netscape (par ex. Windows, Internet Explorer, iPlanet, MP3).
  3. Des effets de réseau grandement multidimensionnels : de multiples questions d’interopérabilité accompagnent le logiciel, ce qui génère des effets de réseau bien plus fort que dans tout autre domaine.

Les deux premières caractéristiques expliquent pourquoi l’innovation logicielle provient de développeurs individuels et de très petits éditeurs informatiques basés sur Internet. Cela justifie des mesures de protection pour ces deux groupes. La dernière caractéristique est un argument pour de plus fortes mesures de protection de la concurrence.

La nature épistémologique du logiciel est tout aussi criante :

  1. Le logiciel est de la logique, une hiérarchie de fonctions abstraites. Avant que n’existe l’ordinateur, le logiciel existait déjà. Les experts en droit des brevets ont pris soin de ne pas autoriser le brevetage des aspects logiques inhérents à tous les appareils, tel que les « instructions opératoires ». Avec l’avènement de l’ordinateur, ces aspects logiques se sont émancipés des appareils et des êtres humains qui les manipulaient.
  2. Le logiciel est équivalent à la raison humaine et au langage humain. Il consiste à décrire une série d’étapes pour manipuler des données (de l’information abstraite). Les algorithmes décrivent tous un raisonnement humain. Lorsque l’on parle un langage logique (Loglan/Lojban), le discours humain devient conforme au principe de la machine de Turing. Les programmes informatiques équivalent à des preuves mathématiques et sont validés par des moyens logiques plutôt que par des expérimentations physiques.
  3. La valeur des idées logicielles réside dans leur abstraction. Les innovations informatiques ingénieuses, telles que la méthode du point intérieur de Karmarkar, sont extrêmement générales, conduisant à des brevets couvrant une étendue incommensurable d’applications. Des idées logicielles moins abstraites ont tendance à être triviales et étendues, et ce phénomène ne dépend pas significativement de la manière dont les offices de brevets appliquent strictement les règles de « nouveauté » et de « non-évidence ». En outre, le caractère abstrait rend la recherche de nouveauté quasi impossible.
  4. Le logiciel est réflexif — il est sa propre description : il peut être auto-généré sans intervention humaine, il peut se dupliquer lui-même exactement comme une forme de vie consciente, il peut se coordonner lui-même avec d’autres logiciels exactement comme une forme de vie sociale. Il est une objectivation de l’intelligence humaine et vit à travers la communication de ceux qui comprennent le langage dans lequel il est écrit. De nombreuses entreprises informatiques ont des noms tels que « Active Knowledge » (Connaissance en action), « Thinking Objects » (Objets pensants) et d’autres termes inspirés de l’« intelligence artificielle », ce qui révèle que le logiciel fonctionne de plus en plus comme le cerveau au sein de notre organisation sociale et prend ainsi en charge des fonction qui étaient auparavant dévolues à l’intelligence humaine, voire la loi, comme le montre de manière convaincante le livre du professeur Lessig « Code is Law » (Le code, c’est la loi).
  5. Le logiciel est une création intellectuelle, voire de l’art. Il existe autant de façons d’implémenter une fonctionnalité brevetée qu’il n’y en a d’appliquer aux créations ou aux symphonies des algorithmes tels que la modulation chromatique ou la musique dodécaphonique. Les programmes sont même souvent plus complexes et sensibles que les créations symphoniques. La difficulté ne réside généralement pas à élaborer des algorithmes appropriés (des briques) mais à construire un assemblage harmonieux, une hiérarchie à plusieurs niveaux de fonctionnalités avec un nombre infini de possibilités exigeant du talent et de l’imagination. Le droit d’auteur est en conséquence au moins aussi approprié aux logiciels qu’il ne l’est aux dessins industriels, aux articles scientifiques, aux manuels d’utilisation, aux morceaux de musique et à la plupart des autres genres de créations intellectuelles pour lesquelles il est utilisé. Même des créations artistiques comme les œuvres multimédia ou les jeux contiennent de la programmation logicielle. En outre, des poèmes écrit en langage logique ont une valeur esthétique particulièrement élevée, et même de purs langages de programmation comme Perl sont parfois utilisés pour de la poésie.

Ces caractéristiques méritent beaucoup d’attention d’un point de vue juridique. Elles exigent de prendre en considération avec un grand soin la signification d’une infraction et d’une complicité d’infraction par l’utilisation d’un ou de plusieurs logiciels. Plus encore, elle rendent nécessaire la définition d’une limite claire au système des brevets de manière à ne pas laisser de vulgaires mécanismes de contrôle, élaborés pour des objets matériels, entrer dans la sphère de l’intelligence humaine. Certains écrivains comme le Dr. Kiesewetter-Köbinger, examinateur à l’Office allemand des brevets, ont par conséquent avancé que les brevets logiciels constituaient une faille radicale dans les valeurs fondamentales de notre civilisation et une attaque contre les doctrines centrales de la constitution allemande, depuis l’article 1 (« On ne peut attenter à la dignité de l’être humain ») et l’article 2 (principe d’égalité) jusqu’à la liberté d’expression, la liberté d’établir des contrats et l’exigence que la propriété intellectuelle, qui dans le cas du logiciel réside dans l’assemblage, soit protégée et non expropriée.


Voir en ligne : Extrait de « Software Patentability with Compensatory Regulation : a Cost Evaluation », Jean-Paul Smets et Hartmut Pilch, publié dans Upgrade Magazine, vol II, issue no. 6, décembre 2001