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Lettre sur le protocole de Londres et l’EPLA

jeudi 6 juillet 2006, par Gérald Sédrati-Dinet (gibus)

Le 6 juillet 2006, dans le cadre des Rencontres mondiales du logiciel libre (RMLL), est organisée une table ronde politique, à laquelle participent nombre de responsables politiques s’étant impliqués dans le dossier des brevets logiciels. Ce débat, animé par François Pellegrini, de l’ABUL, est une excellente occasion de sensibiliser ces figures importantes de la politique, à la situation actuelle sur le front des brevets logiciels et aux dangers imminents concernant la brevetabilité du logiciel en Europe. Dans ce but, la FFII France adresse à ces responsables politiques une lettre alertant sur le « Protocole de Londres » et « l’Accord sur le règlement des litiges en matière de brevet européen » (EPLA).

 Introduction personalisée pour chacun des destinataires

  • M. François Bayrou

Cher François Bayrou,

Vous aviez vous-même rappelé [2], alors que le Parlement européen effectuait sa première lecture sur cette directive, les désavantages des brevets logiciels, tant sur le plan économique pour les PME, que sur le blocage que ces brevets entraîneraient dans une « innovation se fondant désormais sur l’échange ». Ceci conforte exactement la position de la FFII France et nous ne doutons pas que nos opinions peuvent se rejoindre sur les menaces que font peser les brevets logiciels.

[2] « Il ne faut pas réduire l’innovation logicielle à une logique purement commerciale ou industrielle » : http://solutions.journaldunet.com/itws/030924_it_bayrou.shtml

  • Mme Martine Billard

Chère Martine Billard,

Le groupe des Verts au Parlement européen a été l’un des premiers à soutenir la position de la FFII sur les brevets logiciels [2]. Nous avons toujours pu travailler en parfaite collaboration que ce soit avec des élus, comme Daniel Cohn-Bendit ou Alain Lipietz qui ont participé activement à plusieurs de nos conférences, ou avec les assistants et militants en charge des questions informatique, comme Laurence Vandewalle en Europe ou Frédéric Couchet en France. Aussi, et au vu de vos remarquables interventions sur le dossier DADVSI, nous ne doutons pas vous soyez vous-même sensible aux menaces que font peser les brevets logiciels.

[2] « Les inventions mises en œuvre par ordinateur ne doivent pas être protégées par des brevets » : http://www.greens-efa.org/cms/topics/dok/104/104008.brevets_logiciels fr.htm

  • M. Bernard Carayon

Cher Bernard Carayon,

Vous êtes parmi les responsables politiques ayant compris [2] que l’indépendance informationnelle de l’Europe et de la France était de nos jours aussi cruciale que ne l’avait été son indépendance énergétique au XXe siècle. Que les brevets procurent des concessions de monopoles dont les effets sont démultipliés lorsqu’on les applique aux logiciels, et à travers eux à toute méthode intellectuelle. Et par conséquent, que les brevets logiciels constituaient précisément une menace stratégique pour notre indépendance informationnelle.

[2] Rapport d’information déposé par la Commission des finances, de l’économie générale et du plan, sur les outils de la politique industrielle : http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i2299.asp

  • M. Richard Cazenave

Cher Richard Cazenave,

Vous avez vous-même rappelé, lors des débats sur le projet de loi DADVSI, que « le statut juridique du logiciel relève du droit d’auteur et non du brevet » [2]. Ceci conforte exactement la position de la FFII France et nous ne doutons pas que nos opinions peuvent se rejoindre sur les menaces que font peser les brevets logiciels.

[2] Assemblée nationale, compte rendu intégral de la troisième séance du jeudi 22 décembre 2005 : http://assemblee-nationale.fr/12/cri/2005-2006/20060112.asp

  • M. Frédéric Dutoit

Cher Frédéric Dutoit,

Le groupe GUE/NGL au Parlement européen et les député-es communistes et républicains à l’Assemblée nationale ont toujours pris des positions en parfait accord avec la FFII sur la question des brevets logiciels [2]. Aussi, et au vu de vos remarquables interventions sur le dossier DADVSI, nous ne doutons pas vous soyez vous-même sensible aux menaces que font peser les brevets logiciels.

[2] « On ne privatise pas le théorème de Pythagore ! » : http://www.humanite.fr/journal/2005-07-08/2005-07-08-810183

  • M. Christian Paul

Cher Christian Paul,

J’ai eu le plaisir de vous rencontrer l’année passée lors d’une audition de la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne à propos de cette directive. Vos propres conclusions, dans le rapport issu de ces consultations [2], ont parfaitement conforté les positions de la FFII. Elles ont notamment permis de contrebalancer la position résolument partisane des brevets logiciels du co-rapporteur, Daniel Garrigue, qui, n’ayant assisté à toutes les auditions, n’avait repris que la perspective du gouvernement, de l’INPI et des grandes entreprises.

[2] Rapport d’information déposé par la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne, sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur (COM [2002] 92 final / E 1965) : http://www.assemblee-nationale.org/12/europe/rap-info/i2426.asp

  • M. Michel Rocard

Cher Michel Rocard,

Votre engagement aux côtés de la FFII dans le combat contre la brevetabilité des logiciels n’est plus à démontrer. Par ailleurs, le soutien que vous avez apporté à la création de notre branche française [2] a été particulièrement souligné et apprécié.

[2] Création de la FFII France, « un nouvel outil pour la démocratie électronique » : http://www.ffii.fr/creation-ffii-france

 Partie commune

Paris, le 6 juillet 2006,

Il y a un an, jour pour jour, le Parlement européen faisait obstacle à la légalisation des brevets logiciels en Europe, en rejetant la proposition de directive soutenue par la Commission européenne et le Conseil de l’UE [1].

[insérer partie personnalisée]

Malgré le rejet exprimé par la représentation démocratique européenne en juillet 2005 à une écrasante majorité, la question de la légalisation des brevets logiciels en Europe est toujours à l’ordre du jour et les pressions dans ce sens se font de plus en plus insistantes.

Il se dessine ainsi deux projets très semblables [3], dont la conséquence commune serait de promulguer en droit européen la jurisprudence de l’Office européen des brevets (OEB), y compris ses pratiques ayant conduit à l’octroi de dizaines de milliers de brevets logiciels. Alors qu’aujourd’hui la Convention sur le brevet européen (CBE) interdit toujours les brevets sur les programmes d’ordinateurs, ces brevets logiciels accordés par l’OEB contre l’esprit et le texte de la CBE, deviendraient alors applicables en droit européen.

Le premier projet de brevet communautaire, proposé par la Commission européenne, est en discussion depuis des années et semble s’enliser.

En revanche, le second projet paraît recueillir l’aval des lobbies traditionnels du brevet logiciel qui ont d’ores et déjà commencé à en faire la promotion au Parlement européen et dans les États membres. Ce projet est initié au sein même de l’OEB et se compose de deux parties : le protocole de Londres [4] et l’accord sur les litiges en matière de brevet européen (EPLA en anglais) [5].

Le protocole de Londres attend toujours d’être ratifié par la France. Dernièrement, les députés UMP Daniel Garrigue et Pierre Lequiller ont déposé, suite à la demande du Premier Ministre, un rapport [6] de la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne qui « recommande la ratification par la France du protocole de Londres ».

Ce rapport affiche, tout au long de son analyse une position extrêmement biaisée qui ne fait que refléter l’argumentaire des principaux partisans d’une brevetabilité illimitée. La FFII France regrette de ne pas avoir été invitée aux auditions ayant conduit à la rédaction de ce rapport sans qu’aucune contradiction ne soient apportée à la perspective subjective et unilatérale des personnes auditionnées [7].

Nous n’avons pu observer jusqu’ici qu’une opposition de la part de députés souverainistes, opposition dont la nature masque les véritables dangers du projet complet (protocole de Londres, couplé à l’EPLA). Le point essentiel étant que l’on s’appuie en l’espèce sur une pression idéologique de l’Office européen des brevets visant à faire accepter l’idée que des brevets moins chers favoriseraient l’innovation en Europe.

Nous nous efforçons au contraire de promouvoir une réflexion globale sur l’innovation. D’une part, les brevets ne sont en effet qu’un instrument parmi d’autres pour favoriser l’innovation. Et d’autre part, cet instrument s’avère être davantage un frein à l’innovation dans certains domaines, comme celui du logiciel.

Aussi, nous vous remercions de nous aider à rester vigilants sur la question de la ratification par la France du protocole de Londres, qui, si elle intervenait, ouvrirait la voix à la négociation de l’EPLA, remettant en cause la place de l’Europe et de la France dans la société informationnelle.

Par ailleurs, afin de renforcer notre coopération, la FFII France serait heureuse que vous acceptiez d’en devenir membre d’honneur. Nous tenons à vous préciser que la même proposition a été faite à des responsables de l’ensemble de l’échiquier politique, puisque les sujets qui nous préoccupent dépassent les clivages traditionnels.

Cordialement,

Gérald Sédrati-Dinet, Président de la FFII France


 Annexe A : analyse du rapport « Garrigue » sur le protocole de Londres

Introduction

Le protocole de Londres vise à limiter les exigences de traductions afin de réduire le coût des brevets européens. Ses partisans, tout comme le récent rapport « Garrigue » pour la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne, présentent cet objectif, affiché en préambule de l’accord, comme une évidence indiscutable. Or, les conséquences d’une éventuelle ratification du protocole de Londres étant loin d’être négligeables, il nous semble important de revenir sur cette question. D’autant plus qu’il faut bien considérer le protocole de Londres, non de manière isolée, mais comme partie d’une offensive globale, poussant à l’extension dogmatique de la brevetabilité.

1. Conséquences de la ratification du protocole de Londres

a) Un accord facilitant l’effacement du français au profit de l’anglais

Nous ne nous étendrons pas ici sur la question de l’effacement de la langue française au profit de l’anglais qu’entraînerait une ratification du protocole de Londres. Les principales oppositions qui se sont levées contre le protocole de Londres, notamment dans les auditions ayant conduit à l’élaboration du rapport « Garrigue », ont particulièrement insisté sur ce point. Que ce soit de la part de traducteurs de brevets (APROBI) ou des conseils en propriété industrielle (CNCPI), il est assez évident de comprendre les raisons, quelque peu corporatistes, de leur opposition. Cependant, l’impact du protocole de Londres sur la langue française reste indéniable. Et le rapport « Garrigue » commet à ce sujet plusieurs contre-sens.

Ce protocole ouvre en effet les vannes pour l’établissement de l’anglais comme la langue officielle de l’Union européenne et comme seconde langue officielle en France.

Les promoteurs du protocole, emmenés par le président de l’Office européen des brevets (OEB), se sont engagés en France dans une campagne dissimulant ce fait et, dans un étrange retournement de la logique, présentant le protocole de Londres comme une opportunité pour la langue française de préserver un pré carré dans une bataille qu’elle est de toute façon condamnée à perdre.

On notera dans le rapport « Garrigue » une contradiction à tout d’abord affirmer que la remise en cause du français comme langue officielle de l’OEB n’est pas à l’ordre du jour, car suscitant une modification de la CBE soumise à l’unanimité, puis à avancer comme argument en faveur du protocole de Londres que ce dernier écarte une évolution vers un dispositif « tout anglais ».

Par ailleurs, comme l’admet le rapport « Garrigue », les États parties au protocole de Londres n’ayant aucune langue officielle en commun avec celles de l’OEB prescriront l’anglais comme la langue officielle de l’OEB dans laquelle ils sont en droit d’exiger une traduction de l’intégralité des brevets. Il n’y a aucun sens à avancer comme argument en faveur de la ratification du protocole de Londres, ce que fait pourtant ce même rapport, l’absence d’obligation de traduction en anglais de l’intégralité des brevets. En pratique, l’anglais sera bel et bien la seule langue dans laquelle l’intégralité de la quasi totalité des brevets européens seront traduits.

b) Risques juridiques entraînés par l’absence de traduction

L’incidence du protocole de Londres, si elle est mineure quant à la phase de dépôt de brevet, implique des conséquences considérables quant à la mise en œuvre des droits conférés par les brevets. Lorsque l’on sait qu’un brevet revêt un caractère extrêmement proche d’une loi, que nul n’est censé ignorer en cas d’infraction, ne pas avoir accès à une description permettant d’interpréter l’étendue des revendications que l’on est susceptible de contrefaire, fait mesurer toute l’énormité du raisonnement sous-tendant le rapport « Garrigue ».

Si la traduction française de l’intégralité d’un brevet demeure obligatoire en cas de litige, c’est méconnaître la pratique du système des brevets que d’en faire un argument en faveur de la ratification du protocole de Londres. La majorité des litiges relatifs aux brevets ne se règlent pas en justice. Les coûts et la longueur des procédures judiciaires les rendent inaccessibles à la plupart des PME, qui préfèrent un règlement à l’amiable en amont lorsqu’elles sont accusées de contrefaçon par un détenteur de brevet. Le brevet est de plus en plus une arme dissuasive, et ce particulièrement avec la tendance croissante à attribuer une valeur à un portefeuille de brevets plutôt qu’à des brevets individuels. Dès lors, ne pas disposer de la traduction française des descriptions de brevets expose d’autant plus les petits acteurs économiques aux menaces des gros détenteurs de brevets. Ceci est d’ailleurs confirmé par la constatation du faible nombre de litiges relatifs au brevets en France (200 à 300 par an) en regard du nombre important de brevets en vigueur sur le territoire français (388 343 au 31 décembre 2004). Mais le rapport n’exploite pas cette constatation qui pourtant peut mener à deux observations : soit les droits conférés par les brevets ont une valeur négligeable, et dès lors pourquoi chercher à encourager les dépôts de brevets ; soit les droits conférés par un brevet ne s’exercent que minoritairement devant la justice, et cela confirme donc notre affirmation que l’exigence de traduction en cas de litige n’est qu’accessoire.

c) Un accord désavantageux pour les entreprises françaises par rapport aux anglo-saxonnes

Le rapport « Garrigue » présente deux exemples censés montrer l’efficacité du protocole de Londres : l’exemple A d’une entreprise française qui dépose un brevet en français auprès de l’OEB et désigne l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Belgique, l’Autriche, l’Italie, Monaco et la Slovénie et l’exemple B d’une entreprise américaine qui dépose un brevet en anglais auprès de l’OEB et désigne la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, l’Italie, Monaco et la Slovénie.

Or, tout ce que montre l’exemple A est que le bénéfice du protocole de Londres est minimal pour une entreprise française. Dans cet exemple, l’économie se réduit à la traduction de la description du brevet en Slovène, l’intégralité du brevet devra encore, même avec le protocole de Londres, être traduite en anglais (pour la Slovénie), en allemand (pour l’Autriche) et en italien.

Quant à l’exemple B, il démontre à l’inverse qu’une entreprise états-unienne retire un avantage considérable dans les états signataires du protocole de Londres. Dans cet exemple, la contrainte pour l’entreprise états-unienne de traduire l’intégralité du brevet en français est uniquement due au fait que la Belgique n’est pas signataire du protocole de Londres. Si cette entreprise états-unienne renonce à exercer les droits conférés par son brevet sur le marché belge, les entreprises françaises, si la France ratifie le protocole de Londres, pourront être passibles de contrefaçon sans avoir accès à une traduction en français de la description du brevet, pourtant indispensable pour interpréter les revendications.

Ainsi, à travers ces exemples, on peut voir que l’efficacité du protocole de Londres concerne bien une entreprise états-unienne alors que pour une entreprise française, le protocole est au mieux inefficace pour ses propres brevets, au pire contre-productif pour les brevets qu’elle risque d’enfreindre.

d) Un accord désavantageux pour les PME au profit des multinationales

Le rapport « Garrigue » affirme que « la veille technologique est d’ores et déjà assurée au stade de la publication du brevet par du personnel de l’entreprise ou des conseils en propriété industrielle maîtrisant les trois langues officielles », ce qui est vrai pour les grandes entreprises, mais pas pour les PME dont la majorité n’a pas les ressources pour recourir au services de conseils en propriété industrielle.

Il est significatif que le rapport prenne l’exemple de Thomson pour affirmer que « l’entrée en vigueur du protocole de Londres permettrait de dégager des marges significatives, susceptibles d’inciter à accroître le nombre de brevets déposés ou à étendre la protection désirée ». En effet, le protocole de Londres conforte les détenteurs d’importants portefeuilles de brevets, dont l’entreprise autrefois dirigée par l’actuel ministre de l’économie est l’un des champions français. Dès lors, il est important de s’interroger sur la mise en place d’un accord dont bénéficieraient de rares exceptions françaises et européennes, face aux « mastodontes » des détenteurs de brevets états-uniens ou asiatiques. Alors que, dans nombre de secteurs en Europe, comme le logiciel, ce sont les PME qui sont « le principal réservoir d’une innovation qui sort des sentiers battus », ce sont elles qui sont les plus compromises par la brevetabilité [1].

Enfin, le rapport « Garrigue » affirme curieusement que « les déposants américains sont essentiellement représentatifs de leurs grandes entreprises » et que « ces dernières n’ont pas été entravées jusqu’à présent par le coût du brevet européen ». Le rapport voudrait ainsi démontrer « l’absence de fondement de la menace d’invasion de brevets d’origine extra-européenne ». Force est de constater que l’argument est irrationnel : si le coût élevé du dépôt n’entrave pas les grosses entreprises états-uniennes, une baisse du coût avantage encore plus ceux qui ont les moyens de divertir les investissements en recherche et développement vers les activités juridiques liées au dépôt de brevets.

2. Une vision dogmatique du coût des brevets

a) La croyance que des brevets moins chers équivaudraient à plus d’innovation

Jamais dans le rapport « Garrigue », il n’a été remis en cause que l’objectif de baisse des coûts du protocole de Londres favorisait l’innovation et l’économie de la connaissance, tant en France qu’à l’échelle européenne.

Ainsi, si le rapport compare « une vision purement défensive qui ne prendrait en compte que le seul point de vue de l’utilisateur de brevet » avec « les aspects veille technologique, capacité d’innovation et dépôt de brevets », il conviendrait « dans une économie où l’innovation est un moteur essentiel », de s’interroger sur le rôle des brevets pour l’innovation dans le contexte moderne du système des brevets.

La FFII France représente des PME qui, au contraire des « PME très peu innovantes » invoquées par le rapport, sont à la pointe de l’innovation dans le secteur informatique et celles-ci s’inquiètent légitimement d’une possible ratification du protocole de Londres. Mais leurs raisons, qui tiennent principalement aux fausses assomptions qu’un accroissement du nombre de brevets refléterait davantage d’innovation, ne sont pas évoquées dans le rapport « Garrigue ».

L’intégralité de la deuxième partie de ce rapport, traitant de l’enjeu économique des brevets, se base sur cet axiome idéologique que davantage de brevets aurait comme conséquence automatique et indiscutable une progression de l’innovation. Cette position dogmatique est un argument récurrent dans les pressions visant à accroître depuis une dizaine d’années à l’échelle internationale l’étendue et les pouvoirs conférés par les brevets. Cependant, ce lien de cause à effet n’a jamais pu être confirmé par une étude économique indépendante. Au contraire, il a été montré que dans certains secteurs, comme le logiciel, l’accroissement du nombre de brevet entraînait une baisse des investissements en recherche et développement et un appauvrissement de la qualité de l’innovation [2]. Et pour cause : ce lien est infondé ! D’une part, les brevets ne sont qu’un des multiples outils permettant de valoriser l’innovation et, d’autre part, il s’avère que cet outil « brevet » n’est efficace pour l’innovation que dans certains secteurs économiques. Mais avant tout, l’incitation à l’innovation que peut procurer un droit monopolistique — tel que le brevet — résulte d’un équilibre sensible. À partir d’un certain pic dans le volume de brevets en vigueur ainsi que dans l’étendue des droits conférés, le rôle du brevet pour l’innovation s’efface devant son utilisation comme arme anti-concurrentielle.

Aussi, lorsque l’on affirme qu’il « apparaît certain que le coût global des brevets européens constitue un obstacle », il faudrait préciser que ce coût n’est indubitablement un obstacle que pour le propre accroissement du nombre de brevets, mais ce n’en est certainement pas un pour le développement de l’innovation. Il est ainsi économiquement erroné d’affirmer, comme le fait le rapport, que « le coût des brevets pénalise l’innovation ». La baisse du coût des brevets ne contribue à promouvoir que les dépôts de brevets, et non l’innovation.

b) Ne pas faciliter l’accroissement exponentiel des dépôts de brevets est un choix politique

Le rapport « Garrigue » semble délibérément éluder le choix politique décidant si un accroissement des dépôts de brevets représente un bénéfice ou un obstacle à la diffusion de l’information et aux ambitieux objectifs de Lisbonne concernant l’économie de la connaissance. Sinon, comment interpréter qu’il se satisfasse de constations aussi lapidaires et définitives que « la démarche visant à alléger le coût des traductions est irréversible » ?

Alors que par ailleurs, le rapport « Garrigue » cite l’exemple allemand ou le témoignage de l’entreprise Rhodia, confirmant que le maintien d’un coût élevé des brevets résulte d’un « choix politique visant à favoriser la diffusion des innovations ».

Et si le rapport « Garrigue » compare le coût d’un brevet européen avec ceux des brevets états-uniens et japonnais pour en déduire que le premier est moins attractif que les derniers, il se garde bien cependant d’évoquer les récentes tendances tant à l’USPTO qu’à l’Office japonais des brevets. En effet, ceux-ci constatant une dégradation de la qualité des brevets et un accroissement spectaculaire du nombre de demandes commencent à s’interroger sur la mise en place de barrières limitant le dépôt en masse de brevets triviaux. Par exemple, l’étude menée par la Federal Trade Commisison économiques [3] préconise aux États-Unis des mesures ex ante pour améliorer la qualité des brevets octroyés, en rendant plus difficiles les demandes de brevets triviaux. L’Office des brevets japonais a quant à lui pratiquement doublé ses taxes l’année passée, parce qu’il a découvert qu’il avait besoin de décourager les entreprises de déposer en masse. Il est inquiétant que le protocole de Londres propose une orientation à l’exact opposé, surtout lorsque l’on observe les pressions extra-européennes pour que l’Europe s’engage dans cette voie.

Le système des brevets est aujourd’hui une bombe à retardement dont nous sommes principalement protégés par diverses soit-disant déficiences, telles que les coûts élevés tant pour déposer que pour opposer les brevets à des tiers. L’heure n’est pas à la réduction de ces coûts. Le PDG d’Intel, Andy Grove a déclaré à ce sujet que le système des brevets est l’un des deux handicaps responsables du déclin économique de USA face à la croissance en Inde et en Chine, et que ceci était dû à la plus grande facilité quant à l’application des brevets en justice et du coût décroissant pour leur obtention aux États-Unis [4]. Le problème dépasse le cadre du logiciel, le domaine informatique est simplement le plus révélateur.

c) Nécessité d’une reflexion politique sur l’intérêt du brevet pour l’innovation

Il est curieux de conclure, comme le fait le rapport « Garrigue », que si « 36 % des entreprises françaises pensent que la protection des connaissances par le brevet n’est pas nécessaire ou n’apporte pas d’avantages », ceci traduit un manque de « culture du brevet » constituant un « problème de la faiblesse du nombre de dépôts de brevets français ». Encore une fois, une faiblesse du nombre de dépôt de brevets n’est pas significative d’un problème quant à l’innovation. Si les entreprises françaises se désintéressent du brevet, c’est plutôt que celui-ci ne constitue souvent pas l’outil le plus efficace de développement de l’innovation.

De même, le rapport « Garrigue » souligne que les « statistiques de consultation démontrent, par ailleurs, que même les entreprises peu ou pas innovantes n’y ont que très peu recours lorsqu’elles veulent connaître l’état de la technique ou lorsqu’elles envisagent d’utiliser une invention étrangère encore protégée par un brevet ». N’est-ce pas là une preuve de l’intérêt pour le moins relatif du système des brevets pour les entreprises ?

La nécessité de ne pas amalgamer l’inflation du nombre de brevets avec la qualité du système des brevets à remplir un rôle favorisant l’innovation est d’ailleurs soulevée au sein même de l’OEB. Ainsi, le 9 mai 2006, les examinateurs de l’OEB se sont mis en grève. Ils ont protesté contre la pression exercée par le nombre croissant de demandes de brevets, qu’ils doivent évaluer en trop peu de temps. Les examinateurs témoignent que ceci les empêche de « fournir un travail de grande qualité » [5].

Le système des brevets — un système de revendications de monopoles codifiés et étendus — nous semble lui-même condamné à disparaître dans sa forme actuelle. Il n’est certainement pas suffisamment important pour la politique économique pour qu’on lui sacrifie des principes constitutionnels à propos de la langue de la République et que l’on mette en péril ses propres PME.

3. Un point de vue représentant majoritairement les partisans d’une extension de la brevetabilité

a) Un rapport influencé par les promoteurs des brevets logiciels

Outre la position doctrinale plaidant pour une inflation des dépôts de brevets, le rapport « Garrigue » reprend un certain nombre d’inexactitudes, caractéristiques de l’argumentaire des promoteurs de l’extension de la brevetabilité. Il est pour le moins inquiétant de constater que ce rapport fait état des mêmes manipulations dont nous avons été témoins lors de l’examen de la directive européenne sur les brevet logiciels.

Par exemple, lorsque le rapport « Garrigue » détaille les critères d’examen d’un brevet, il n’est pas fait mention qu’un préliminaire à cet examen est la vérification que la demande concerne un objet brevetable. On sait pourtant que la Convention sur le brevet européen (CBE) énumère dans son article 52, un certain nombre d’objets qui ne peuvent pas être brevetés comme les créations artistiques, les mathématiques ou les programmes d’ordinateur. Or, c’est en passant outre l’examen de l’objet brevetable et en détournant l’interprétation de cet article, que l’OEB a accepté des dizaines de milliers de brevets logiciels.

L’affirmation du rapport que le « système des brevets contribue à la diffusion de l’information technologique » est malheureusement fausse dans le domaine du logiciel. Les brevets logiciels, accordés par l’OEB en dépit du droit des brevets en Europe, sont décrits dans un style juridique, masquant souvent la fonctionnalité logicielle couverte. Il n’est pas rare, pour ne pas dire systématique, qu’un développeur informatique ne reconnaisse pas son propre algorithme dans le jargon juridique employé par le conseil en propriété industrielle ayant rédigé le brevet couvrant cet algorithme.

Contrairement à ce qu’affirme le rapport, les « buissons de brevets » sont déjà en place en Europe, par exemple dans le secteur du logiciel. Le nombre limité de contentieux dans ce domaine sur notre continent, loin d’attester que les buissons de brevets sont plus « difficiles à transplanter sur le territoire européen », comme l’affirme le rapport, n’est dû qu’à l’incertitude juridique sur la valeurs de ces brevets logiciels accordés par l’OEB en dépit du droit des brevets en Europe.

Le rapport vante les mérites de la « procédure d’opposition » de l’OEB en soulignant que cette dernière « n’existe pas aux États-Unis ». Un représentant de l’OEB avait déjà évoqué ce point lors d’une conférence de la FFII au Parlement européen de Bruxelles. Or, il a été démontré que le mécanisme de procédure d’opposition mis en place par l’OEB avait un intérêt extrêmement limité, en raison du manque d’indépendance des chambres de recours chargées de statuer sur ces oppositions. Les juges des chambres de recours techniques, comme ceux de la Grande chambre de recours font partie de l’Organisation européenne du brevet, ils côtoient les examinateurs et partagent avec eux la conviction que les règles suivies par l’OEB restent conformes à la CBE. Même si la CBE interdit les brevets logiciels et que l’OEB en accorde, ces chambres de recours ont toujours avancé des questions d’interprétation pour justifier les pratiques de l’OEB.

Le rapport se réjouit que « le champ de la brevetabilité est défini de façon beaucoup plus large dans ces pays qu’en Europe » et que « les brevets soumis à l’examen de l’OEB sont régis par un droit matériel plus sévère ». Cette affirmation reflète la volonté politique ayant présidé à l’élaboration de la Convention sur le brevet européen (CBE) à Munich en 1973. Cependant au fil du temps, la jurisprudence des chambres de recours de l’OEB a progressivement étendu le champ de la brevetabilité, contrairement à l’esprit et à la lettre de la CBE. Cet élargissement de l’étendue de la brevetabilité s’illustre parfaitement dans le cas des brevets logiciels. L’OEB en a d’ores et déjà accepté des dizaines de milliers. Pour valider cette pratique, pourtant toujours contraire au droits des brevets, une modification de la CBE a failli supprimer l’exclusion des programmes d’ordinateur du champ de la brevetabilité, lors de la conférence diplomatique de l’Organisation européenne des brevets en 2000. Après l’échec de cette tentative, la directive de l’Union européenne sur « la brevetabilité des inventions mise en œuvre par ordinateur » a également essayé que la jurisprudence de l’OEB trouve une base légale. Le rejet de cette directive en juillet 2005 maintient le présent statu quo : les brevets soumis à l’examen de l’OEB sont certes régis par un droit matériel plus sévère, mais que l’OEB n’hésite pas lui-même à transgresser. Il ne faut pas oublier que le protocole de Londres est l’une des deux réformes proposées par l’OEB. La seconde concerne l’accord sur les litiges en matière de brevet européen (EPLA en anglais). Les juges du tribunal de l’EPLA seront nommés par des parties en conflit d’intérêts, provenant du système des brevets, qui ne représentent pas les intérêts du public. De cette manière, la modification des règles du droit introduite par les chambres internes et subordonnées de l’Office européen des brevets seront validées. Les brevets logiciels que l’OEB a accordés, hors de ses compétences, deviendront valides et opposables en justice.

Enfin, si le rapport prétend que « quoi qu’on puisse en dire, le brevet européen est aujourd’hui reconnu pour sa qualité », que penser alors des dizaines de milliers de brevets accordés par l’OEB sur des idées informatiques ? C’est être aveugle que de ne pas voir que le système des brevets actuel en Europe est régi par un microcosme servant ses propres intérêts, au détriment de l’innovation, de la concurrence économique et du bénéfice pour la société européenne dans sa globalité.

b) Un panel d’auditions discutable

La présence de cet argumentaire, typique des partisans des brevets logiciels, n’est cependant pas étonnante lorsque l’on se réfère à la liste des personnes entendues dans le cadre des auditions ayant conduit à la rédaction du rapport « Garrigue ». Le rapport a beau affirmer que « les auditions organisées par les rapporteurs ont permis de discuter de l’ensemble des griefs formulés à l’encontre du protocole de Londres », il n’en reste pas moins que le contenu du rapport ne laisse guère de doutes quant à ses influences.

En premier lieu, on reconnaît dans le rapport « Garrigue », l’expression même de l’OEB. Son président, qui a été auditionné, avait déjà exercé un lobbying sur l’Académie des Technologies et de l’Académie des Sciences, pour leur soutirer un avis favorable. Personne n’a pourtant oublié que l’Académie des Technologies avait publié, il y a quelques années, des positions en faveur des brevets logiciels, ce qui a largement entamé sa crédibilité. Et celle du président de l’Office européen des brevets (OEB) n’est pas non plus en reste. Au sein même de l’OEB, l’autorité de Pompidou est contestée. Lors de la grève du 9 mai 2006, une large partie du personnel de l’OEB a évoqué une « différence d’opinion entre la direction et le personnel sur un certain nombre de points importants » [6]. L’expertise même d’Alain Pompidou sur le droit des brevets a été mise en question en raison de ses prises de décisions aberrantes. Nous avons pu constater que ses explications concernant la délivrance de brevets logiciels par l’OEB manquait pour le moins de cohérence [7]. Tout ceci laisse à penser que le cercle des administrateurs du système des brevets l’a promulgué comme président pour un demi-mandat, uniquement dans le but de faire pression sur la France à propos du protocole de Londres, seul sujet où il semble leur être utile.

Ensuite, il est assez significatif de retrouver parmi les personnes auditionnées dans le cadre du rapport « Garrigue », quasiment tous ceux qui ont pesé sur l’élaboration de la position du gouvernement français concernant la directive européenne sur les brevets logiciels. Il a été montré que rien dans cette position n’aurait réellement empêcher la brevetabilité du logiciel [8]. Or, cette position s’est évertuée à afficher une opposition de façade contre le brevet logiciel « tel qu’il a pu se développer aux États-Unis » [9]. Il déplaçait ainsi en apparence la véritable question d’accepter ou non des brevets sur les idées informatiques vers le fait de savoir si certains logiciels étaient ou non techniques, ce qui dans l’affirmative les aurait rendus brevetables. Toutefois, on se gardait bien de définir, autrement que tautologiquement, ce qui relevait de la technique.

La position du gouvernement français concernant la directive européenne sur les brevet logiciels a été assumée par Pierre Valla, sous-directeur de la Normalisation, de la Qualité et de la Propriété Industrielle (SQUALPI) au sein de la Direction générale de l’industrie, des technologies de l’information et des postes («  »DiGITIP«  »), également auditionné pour le rapport « Garrigue » [10]. Il faut savoir que la «  »DiGITIP«  » assure la tutelle de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) et s’appuie sur l’expertise de l’INPI dans les négociations interministérielles au sujet des brevets [11]. La «  »DiGITIP«  » n’a jamais caché qu’elle défendait au niveau communautaire l’instauration officielle du brevet logiciel en Europe [12].

Nous avons déjà eu l’occasion de montrer [13] que la position du gouvernement français concernant la directive européenne sur les brevet logiciels était calquée sur l’analyse présentée par le Medef dans son « Manifeste pour le brevet » de juin 2004, manifeste qui a d’ailleurs été récemment repris dans la réponse du Medef à la consultation menée par la Commission européenne sur l’avenir du brevet en Europe. Thierry Sueur, rédacteur de ce manifeste, est coutumier du lobbying pro-brevets logiciels en France. Présent dans presque tous les débats et consultations sur les brevets logiciels depuis une demi-douzaine d’années, il faut aussi noter qu’il siège au conseil d’administration de l’INPI et a ainsi pu directement influé sur la position du gouvernement français.

Pas moins de cinq membres du conseil d’administration de l’INPI ont d’ailleurs été auditionnés pour le rapport « Garrigue » : outre Thierry Sueur et Pierre Valla, on retrouve également le directeur de l’INPI Benoît Battistelli, le directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la Justice Marc Guillaume et le président de la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI), Christian Derambure.

Il faut en outre rappeler à propos du CNCPI, que s’il s’est prononcé contre la ratification du protocole de Londres, il n’en reste pas moins que l’intérêt des conseils en propriété industriel est l’accroissement du nombre de dépôts et de litiges liés aux brevets, y compris grâce à l’extension du champ de la brevetabilité. Et le CNCPI s’était bien entendu prononcé en faveur des brevets logiciels [14]. Cette position est partagée par les autres opposants « traditionnels » au protocole de Londres qui ont été auditionnés pour le rapport Garrigue : l’Association des professionnels de la traduction des brevets d’invention (APROBI) [15] ou le cabinet Beau de Loménie [16].

Le ministre délégué à l’industrie, François Loos, lui aussi auditionné pour le rapport « Garrigue », avait succédé à Patrick Devedjian et n’était intervenu dans la directive sur les brevets logiciels qu’à l’heure de son rejet. On ne peut donc s’étonner que ses déclarations [17] n’aient guère fait que refléter fidèlement la position développée par l’INPI et le Medef.

Il n’est pas non plus innocent que l’on ait choisi d’auditionner des représentants de Thomson dans le cadre du rapport « Garrigue ». Thomson, dont on peut relever au passage que Thierry Sueur fut vice-président chargé de la propriété intellectuelle, est l’un des plus grands déposants français de brevets logiciels [18].

Enfin, on se doit de préciser que les personnalités européennes auditionnées pour le rapport « Garrigue » se sont elles aussi illustrées dans la directive européenne sur les brevets logiciels, en défendant ces derniers. La secrétaire d’État néerlandaise au commerce extérieur, Karien Van Gennip a ainsi dû maladroitement défendre devant la Twede Kammer, la position pro-brevets logiciels qu’elle avait prise avec son ministre de tutelle, Laurens Jan Brinkhorst, au Conseil des ministres de l’UE, contrairement aux instructions de son parlement [19]. Ou encore, Stefan Walz sous-directeur du service du droit des brevets au ministère de la justice allemand, a succédé à Raimund Lutz, qui est à l’origine de la renonciation de l’Allemagne à s’opposer aux brevets logiciels au Conseil de l’UE [20].

Au final, en analysant la composition des auditions ayant guidées le rapport « Garrigue », nous avons la confirmation que la politique des brevets est toujours gérée en France par le même cercle d’intérêts particuliers, sans que le politique n’y intervienne véritablement, en dépit des enjeux importants pour l’innovation. Nous avions déjà pu exprimer cette constatation devant le groupe d’étude « internet, technologies de l’information et de la communication et commerce électronique » à l’Assemblée nationale [21].

Il est regrettable qu’en France, l’office national des brevets (INPI) soit laissé hors de tout contrôle démocratique pour établir la politique nationale de l’innovation. Comme le précisait à juste raison Michel Rocard, lors de la conférence de presse du 6 juillet 2005 après le rejet de la directive sur les brevets logiciels : « Et il se passe aussi quelque chose sociologiquement sans précédent, [...] il s’agit d’un domaine dans lequel aucun de nos États ne dispose d’une administration équitable et impartiale [...] parce que ce sont les offices nationaux de brevets qui font les politiques nationales, sans qu’aucun gouvernement ne discute chez lui. » [22].

Conclusion : dangerosité de la ratification du protocole de Londres dans l’optique de l’EPLA

Il convient pour conclure de noter à quel point le rapport « Garrigue » n’a de cesse d’invoquer l’intérêt particulier de la France. Ceci peut sembler logique pour une étude menée par des députés nationaux. Cela l’est déjà moins puisqu’elle a été effectué pour la délégation pour l’Union européenne.

Mais c’est avant tout le cadre dans lequel le protocole de Londres a été élaboré qui explique ce caractère faussement nationaliste. Le protocole de Londres est en effet un accord inter-gouvernemental. Cependant, cette perspective, où chaque État signataire recherche ses propres intérêts, est dénuée de tout rationalisme économique à une époque où la mondialisation fait éclater les barrières protectionnistes. Si l’on voulait vraiment favoriser le développement de l’innovation dans le contexte européen, il importe que les mesures soient prises dans une optique globale pour l’Europe. C’est se mettre dans une situation particulièrement désavantageuse pour l’Europe, que de décider d’une politique d’innovation dans un contexte inter-gouvernemental, alors que les États-Unis ont toujours abordé cette question de manière fédéraliste. S’il existe un avantage du brevet communautaire vis-à-vis des réformes du protocole de Londres et de l’EPLA, il ne peut se situer que dans le fait que le brevet communautaire est négocié à l’échelle de l’Union européenne. Malheureusement, ce n’est toujours pas le cas, puisque le règlement sur le brevet communautaire n’est décidé que par le Conseil des ministres de l’UE, sans que le Parlement européen n’y ait un rôle autrement plus déterminant que consultatif.

Et contrairement à ce que prétend le rapport « Garrigue », il existe un lien direct entre la ratification du protocole de Londres et la « future juridiction européenne des brevets » (EPLA). L’entrée en vigueur du protocole de Londres est une condition requise pour que l’unification des juridictions proposée par l’EPLA ait une quelconque efficacité — ce dont nous doutons par ailleurs. Si l’unification des langues n’est pas réalisée, cela entraînerait une complexité non négligeable pour une juridiction unique. Et nul doute que les partisans de l’EPLA, dont fait partie le Medef, envisagent la ratification du protocole de Londres comme un élément indispensable pour la mise en œuvre de l’EPLA. Le manifeste pour les brevets du Medef, évoqué précédemment [23], associe d’ailleurs systématiquement les deux réformes.

Aussi, nous accueillons avec satisfaction la déclaration du rapport « Garrigue » certifiant que « la France n’envisage pas de participer à ce mécanisme centralisé de règlement des litiges ». Il manque cependant aux critiques des autorités française à l’encontre de l’accord EPLA un certain nombre de points fondamentaux, que nous détaillons dans l’annexe B : synthèse sur l’EPLA.

Il est particulièrement notable qu’à aucun moment, le rapport « Garrigue » ne mentionne le terme de « brevet logiciel ». Alors que l’EPLA, en consacrant la jurisprudence des chambres de recours de l’OEB, rendrait valides et opposables en justice les dizaines de milliers de brevets logiciels que l’OEB a d’ores et déjà accordés, en excédant jusqu’à présent les compétences que lui confère la Convention sur le brevet européen. Au vu des personnes auditionnées pour le rapport « Garrigue », cette omission fait craindre qu’on ne soit en train de franchir une nouvelle étape dans les tentatives de légalisation des brevets logiciels en Europe. Après l’échec de la réforme de la CBE en 2000 pour supprimer l’exception de brevetabilité des programmes d’ordinateurs, après le revers en 2005 de la directive européenne masquant le terme sous l’appellation trompeuse « inventions mises en œuvre par ordinateur », on tenterait à présent d’aboutir aux mêmes fins en accentuant la dissimulation sans jamais prononcer le mot « logiciel » ni « ordinateur ».

En conséquence, nous recommandons vivement aux autorités françaises de ne pas s’engager dans cette voie préjudiciable à l’innovation, et pour commencer, de ne pas ratifier le protocole de Londres.


 Annexe B : synthèse sur l’EPLA

Résumé du point de vue de la FFII

  • Les brevets logiciels que l’Office européen des brevets a accordés (sans en avoir la compétence) seront opposables aux tiers.
  • Nous observons que le pouvoir exécutif est en train de prendre le dessus sur le pouvoir judiciaire. Nous avons des tribunaux nationaux indépendants, et une Cour suprême pour les procès civils concernant des brevets, mais nous aurons une Cour européenne des brevets sous contrôle.
  • Nous allons voir en Europe une multiplication à l’américaine des litiges concernant des brevets.

1. Un vide politique

« Le Conseil d’administration sera composé des représentants de chaque État membre et de leurs suppléants. Chaque État membre pourra nommer un représentant et un suppléant. »

Comme l’Organisation européenne des brevets (OEB), l’Organisation européenne du contentieux des brevets (OECB) ne sera pas dirigée par une personne politiquement responsable, qui réponde devant un parlement. L’OEB a 31 ministres qui sont tous un petit peu responsables, via leurs représentants. Il se peut que les ministres (ou les secrétaires d’État) ne sachent pas grand chose de ce qui se passe. Les parlements des États membres seront encore moins informés. Si la population voulait changer quelque chose, elle devrait s’adresser à 31 parlements qui devraient influencer 31 ministres. Le pouvoir politique est fragmenté, ce qui crée un vide politique. D’un point de vue démocratique, ce modèle de gouvernement est un trou noir.

On peut dire que l’Union européenne manque aussi de légitimité mais l’Union, elle, possède un Parlement qui gagne de l’influence, une Commission que l’on peut renvoyer, et un Conseil qui réunit les ministres des pays souverains. Ce modèle est de loin préférable à celui de l’OEB / OECB qui manque de légitimité.

2. Des parties prenantes en conflit d’intérêts

Un office des brevets vend des droits, un produit qui ne lui coûte rien. En fait, plus il les accorde facilement, plus les acheteurs sont heureux. Une situation pareille demande des contre-pouvoirs indépendants et équilibrés. Le modèle de gouvernance de l’OEB ne les donne pas. Les parties prenantes au système des brevets sont retranchées dans un système dont elles partagent les intérêts et les croyances. Elles ne représentent pas les intérêts du public et des citoyens en général.

3. Des tribunaux administratifs aux ordres

La délivrance de brevets est un processus administratif. L’entité de l’Organisation européenne des brevets qui vend des brevets, l’Office européen des brevets, a ses propres chambres de recours.

Ces chambres :

  • sont internes,
  • ne sont pas indépendantes ; les mandats de juge sont renouvelables,
  • les membres sont nommés par décision du Conseil d’administration, d’après une proposition du Président de l’Office européen des brevets [24].

Lord Justice Jacob a déclaré au sujet des chambres de recours : « La chambre de recours de l’Office européen des brevets est un système assez stupide — ils sont juges, et malgré cela font partie de l’office européen des brevets et ça sent mauvais. Ils ne devraient pas faire partie de l’Office. » [25].

4. Une modification des règles de droit hors de ses compétences

Les chambres de recours internes de l’OEB ont introduit les brevets logiciels. L’introduction du logiciel dans tous les aspects du droit des brevets n’est pas une décision judiciaire « technique », mais une modification des règles du droit qui est sans contestation possible hors des compétences d’un tribunal ou d’une cour quels qu’ils soient. Cette modification doit être traitée comme il se doit pour un changement de politique.

5. Des tribunaux nationaux indépendants

Aucun appel n’est possible contre les décisions de ces chambres de recours. Une fois le brevet accordé, le détenteur peut entamer des procédures civiles contre les contrefacteurs présumés. La Cour européenne des brevets qui est proposée sera compétente pour juger ces procès civils qui relèvent aujourd’hui de la compétence de tribunaux nationaux indépendants et de la Cour suprême — la plus haute juridiction. Ces juges traitent des procès civils au cours desquels les détenteurs de brevets et les contrefacteurs présumés se rencontrent. Ils voient les deux faces de la médaille. Devant ces tribunaux, les modifications des règles de droit introduites par la Chambre de recours de l’OEB ont été contestées. Ceci est la raison pour laquelle nous ne voyons pas beaucoup de procédures judiciaires au sujet de brevets logiciels en Europe.

6. Une Cour européenne aux ordres

Les représentants des États membres auprès du Conseil d’administration de l’OECB seront souvent les mêmes personnes qui représentent les États membres au Conseil d’administration de l’Organisation européenne des brevets. Ils viennent des gouvernements des États membres et de leurs offices de brevets nationaux, et ne nommeront pas des juges indépendants à la Cour européenne des brevets. En effet, la candidature de membres des Chambres de recours de OEB et de responsables des offices nationaux sera recevable. Les juges de la Cour européenne des brevets seront nommés par une organisation de type gouvernemental sans contrôle politique. Les membres de la Chambre de recours interne (la plus basse forme de justice) administrative (obéissant aux textes de nature réglementaires) de l’Office européen des brevets pourront être nommés. Des membres des chambres de recours internes de l’OEB et des membres des offices de brevets nationaux pourront être en même temps juges à la Cour européenne de brevets ! Un mélange inédit de pouvoir exécutif et judiciaire.

7. Un réservoir de brevets logiciels

Les juges du tribunal de l’EPLA seront nommés par des parties prenantes en conflit d’intérêts provenant du système des brevets, qui ne représentent pas les intérêts du public.

De cette manière, la modification des règles du droit introduite par les chambres internes et subordonnées de l’Office européen des brevets seront validées. Les brevets logiciels que l’OEB a accordés (hors de ses compétences) deviendront valides et opposables en justice. Le réservoir de brevets logiciels s’abattra sur nous.

8. Le pouvoir exécutif qui préempte le pouvoir judiciaire

Nous sommes témoins d’une prise de contrôle du pouvoir judiciaire par le pouvoir législatif. Nous avons des tribunaux nationaux indépendants, et une cour suprême pour les affaires de brevets traitées en droit civil ; nous aurons une Cour européenne des brevets subordonnée à une administration irresponsable.

9. Dérive des litiges à l’américaine

Aux USA, il y a plusieurs dizaines d’années, une Cour fédérale spécialisée fut créée. Brian Kahin écrit sur CNet (http://news.com.com/How+Washington+reinvented+invention/2010-1028_3-6057761.html) :

« Il y a 25 ans, le Congrès créa une cour de justice spécialisée pour entendre tous les appels de jugements concernant des brevets. Bien que le Congrès n’ait à ce moment rien changé au droit des brevets, l’idée était de rendre l’interprétation du droit plus homogène. Mais le nouveau tribunal d’appel du circuit fédéral devient vite un fervent supporter de sa spécialité. Il rendit les brevets plus simples à obtenir, plus faciles à faire respecter, plus puissants et disponibles pour pratiquement n’importe quoi, dont les logiciels et les méthodes d’affaires.

Sans aucune modification de la loi, le paysage changea énormément. Le guichet unique de la poursuite en contrefaçon facilite la vie des détenteurs de droits. Nous allons voir les litiges à l’américaine arriver en Europe. L’Europe est à un tournant. Nous pouvons soit aller dans la même direction que les USA, ou dire que nous y avons échappé de peu. »

10. Un groupe de travail en conflit d’intérêts

Quand le projet de traité fut prêt, le groupe de travail « contentieux » a produit une déclaration (http://www.european-patent-office.org/epo/epla/pdf/declaration_f.pdf) :

« Il considère que les dispositions détaillées et complètes contenues dans ces projets, qui prévoient l’instauration d’un système juridictionnel européen unique comprenant une première instance décentralisée, une cour d’appel centrale et un conseil consultatif facultatif, répondent au mieux aux besoins des utilisateurs du système du brevet européen. »

Les utilisateurs du système de brevets européen sont ceux qui achètent des brevets, et pour eux, le projet de traité offre une solution optimale. A-t-on le droit dans ces conditions de dénoncer le conflit d’intérêts au sein du comité de travail ? Les utilisateurs sont contents. Les gros éditeurs de logiciels comme Microsoft et SAP, mais également le Medef en France, font du lobbying en faveur de l’EPLA.

11. Les licences obligatoires

L’EPLA ne parle pas du tout de licences obligatoires. C’est un point qui est discrètement passé sous silence par le groupe de travail, alors que les licences obligatoires sont un point essentiel d’un système de brevets équilibrés. Sans licence obligatoire, une invention breveté peut ne pas être exploitée avant l’expiration du brevet.

12. La Cour de justice des communautés européennes

L’Union européenne aussi a une proposition pour un tribunal spécialisé en brevet à l’échelle européenne : la Cour du brevet européen qui est liée au Brevet européen et ferait partie de la Cour de justice des communautés européenne. Les articles 2 et 3 décrivent le processus de désignation des juges. Celui-ci conduirait à une bien meilleure qualité, et une bien meilleure impartialité. Les juges de la Cour de justice européenne ne peuvent pas avoir d’autre mandat.

L’Union européenne a déjà un tribunal : la très prestigieuse Cour de justice des communautés européennes (CJCE). Si nous voulons un tribunal européen compétent en matière de brevets, laissons la CJCE traiter ces dossiers. Et laissons les membres des chambres fantoches de l’OEB à la porte.

13. Relation avec l’Union européenne

  • L’OEB n’est pas une institution de l’Union
  • Le tribunal institué par l’EPLA ne sera pas une institution de l’Union
  • La Commission a fait savoir, qu’après l’adoption du « Règlement (CE) n°44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale », les États membres n’ont pas le pouvoir de signer l’EPLA (http://europa.eu/scadplus/leg/fr/lvb/l33054.htm).
  • Selon la FFII, l’accession de l’Union à l’EPLA doit recevoir l’aval du Parlement européen (cf. http://wiki.ffii.org/EuAccEplaEn.
  • L’accession à l’EPLA impliquera une accession partielle au traité CBE qui transposera en partie le CBE en droit communautaire. De ce fait, les modifications ultérieures du traité CBE seront aussi du droit communautaire. La plupart des problèmes posés par l’accession de l’union au traité CBE existent aussi lorsqu’on considère une accession à l’EPLA.

14. Remarques finales

Voulons-nous vraiment des procès de brevets à l’échelle de l’Europe ? Les litiges à l’américaine profiteront à ceux qui utilisent les tribunaux, pas aux innovateurs.

Dans tous les cas, l’Office européen des brevets doit arrêter d’accorder des brevets logiciels car cela n’entre pas dans ses compétences, et les brevets logiciels déjà accordés ne devraient jamais devenir valides.


[1cf. Jan Hoffmann. L’innovation en Allemagne ­ Ouvertures. Rapport, Deutsche Bank Research, juin 2004, http://www.dbresearch.com/PROD/DBR%5FINTERNET%5FEN-%20PROD/PROD0000000000175949.pdf

[2cf. James Bessen and Robert M. Hunt. An Empirical Look At Software Patents. Working paper, mars 2003, http://www.researchoninnovation.org/online.htm#sw

[4conférence au Global Tech Summit du 9 octobre 2003, http://www.globaltechsummit.net/press/AndyGrove.pdf